Une vertu essentielle. Comme tout ce qui a une réelle valeur, l’amitié est indispensable. Elle aime l’amitié avec passion et comme toute passion, elle apprendra à la dominer.
« L’amitié ne se recherche pas, ne se rêve pas, ne se désire pas ; elle s’exerce. C’est une vertu. »
Comme un désir à vide, une action sans rechercher son fruit, la valeur de l’amitié se mesure à la pureté de la relation. « L’amitié doit être une joie gratuite comme celle que donne l’art ou la vie. Elle constitue un miracle, comme la beauté. Et le miracle consiste simplement dans le fait qu’elle existe. » Elle doit être inconditionnelle, sans attente de réciprocité.
Simone Weil a soif d’amitié. Si sa pensée s’exerce dans la solitude, elle la confronte, la polit par la présence d’autrui. L’autre est pour elle une condition indispensable à la pensée, à la vie, à la vérité.
Simone Weil est fidèle en amitié. Depuis sa jeunesse, elle aime travailler en équipe. Elle fait confiance sans détour, mais n’hésite pas à couper le lien si la bassesse manifeste de l’autre l’exige. Elle le fait intérieurement, sans colère ni regrets, sans laisser percevoir l’ombre d’une déception. Simone Weil est sensible, tendre, mais sa maîtrise d’elle-même ne laisse pas percevoir facilement les élans de son cœur. La pensée, comme l’amitié, tisse des liens, mais le désir de possession ne doit pas y prendre place. Rêver à la jouissance du sentiment d’amitié est déjà de la corruption. Un lien implique une distance comme celle de l’Être et de l’existence.
Toute séparation est un lien.
Il y a une transcendance, une distance infranchissable dans une véritable amitié. Plus la distance est grande, plus l’amitié sera réelle. Il lui faut de l’espace, du vide, un respect de l’autre. L’amitié, celle qui n’enferme pas, s’harmonise avec la solitude intérieure. Simone Weil se met en garde car elle sait qu’une partie d’elle-même vendrait son âme pour l’amitié. Il faut se préserver et préserver l’autre d’un simulacre, d’une amitié imaginaire qui n’est qu’affection illusoire.
« Elle est de ces choses qui sont données par surcroît. Tout rêve d’amitié mérite d’être brisé » et paradoxalement, « il est bien inutile de se passer de la vertu inspiratrice de l’amitié. » « L’amitié est une égalité faite d’harmonie. »
Lier une amitié avec Simone Weil est simple et naturel pour l’être qui vit sans faux-semblant, sans attente. Mais il est si difficile d’aimer sans vouloir posséder. On cherche facilement le réconfort ou la domination. La relation entre elle et Gustave Thibon nous laisse la trace d’une amitié réelle. Elle se noue dans un rapport nu à la vérité. La question entre eux n’est pas d’être d’accord, de partager les mêmes goûts ou affections, mais d’être authentique, honnête sous le soleil du Bien. L’ennemi est le rêve, l’imaginaire, le mensonge que l’on cultive pour ne pas affronter le réel, la nécessité, les contradictions.
À quel abaissement sommes-nous prêts pour une illusion d’amour ou d’amitié ?
Simone Weil exprime son amitié par une attention à l’autre dans ce qu’il a de meilleur, dans sa qualité d’être, et non dans son masque social. Elle offre ce qu’elle peut donner de meilleur avec une pensée ou une action bienfaitrice pour l’ami. Ce ne sont pas des gestes de tendresse physique, mais une grande délicatesse de pensée et d’action.
À la demande de Gustave Thibon, elle lit ce qu’il écrit, souligne ce qui est bon. Il fait confiance à Simone pour lui dire sans concession ce qui n’a que peu de valeur. L’amitié de Simone est pure, son langage de vérité aussi. Une part d’elle-même tremble bien sûr face à la perte possible d’un lien, d’une complicité. Mais dans le cas de Gustave Thibon comme de Maurice Schumann, l’amitié résiste à l’épreuve du feu. Simone Pétrement fut un exemple de cette fidèle amitié jamais démentie.
Les échanges sont profonds, joyeux, simples. Elles s’encouragent l’une l’autre dans leurs pensées, leurs actions, dans un grand respect mutuel de leurs différences. On constate mille attentions gratuites l’une envers l’autre.
L’attitude de Simone Weil construit autour d’elle des liens durables, par-delà sa présence physique. L’amitié se qualifie parfois après sa mort. Maurice Schumann témoigne qu’elle l’accompagne encore, bien après sa disparition. Il l’interroge silencieusement sur ses actions présentes et à venir et se corrige si cela est nécessaire. De son vivant, leurs échanges étaient parfois rudes sur ce qu’elle jugeait être des compromis politiques inacceptables.
L’amitié est avec la beauté ce qui a donné sans doute les plus grandes joies à Simone Weil en ce monde.
Auteur : Philippe Guitton